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- Eusebiu Camilar: Poesies
- -"Mon pere"
- -"Le Nuage"
- -"Élégie"
- -"Priere"
- -"Dieu, je suis seul"
- -"Le Blason"
- -"La Pluie d'atomes"
- -"Nouvelle Lune"
- -"Fichu de Bucovina"
- -"L'Incarnation"
- -"Chanson en marge du sommeil"
- -"Le bois"
- -"J’ai vu ma colombe"
- -"Sakuntala"
MON PERE
Le marchand frappait a la porte,
et les pleurs m'étranglaient:
"Pere, vends-moi, qu'il m'emporte,
ne vends pas mes agneaux aimés,
ne les donne pas, il va les pendre
et leur passer sur le cou le couteau,
le sang encore vivant va s'épandre,
il en arrosera toute la cour, le bourreau...
Laisse-les-moi, épargne les agneaux,
que j'aille avec eux dans les prés,
ne les donne pas pour qu'il les vende au kilo,
fendus, coupés, déchiquetés...
Combien de printemps, mes yeux,
en y pensant, se brouillaient d'avance,
combien de parvenus se régalerent
de la chair d'agneau de mon enfance...
Combien de printemps, dans le pré,
je disais aux ondes de mes agneaux
que le bourreau avait tués,
pour en vendre la chair au kilo...
Du volume "L'Appel des fontaines", 1937
LE NUAGE
Des brumes grises, des nuages épars,
les Scythes arrivent: longue file de chars.
Les betes, la nuit, ils les dételent,
les laissent paître dans les champs du ciel,
Et les attellent tôt, les charretiers,
quand les Pléiades commencent a se lever:
Je ne possede au monde ni char ni boeufs,
lorsque vous regarderez le ciel s'il pleut
j'apparaîtrai a l'horizon brumeux,
Et je m'arreterai, nuage gris,
entendre l'aboiement des chiens, la nuit,
des cloches du village la mélodie.
Je vais descendre au-dessus des bois,
entendre de vos haches les voix.
Je traînerai la-haut mes lentes vertebres,
et vous direz: elles viennent, les ténebres...
La revue "Însemnãri iesene", juillet 1938
ÉLÉGIE
Ce n'est rien... Ce n'est rien...
Je partirai de chez moi demain
Et le grillon noir va grimper sur le pain.
J'ai traversé les champs en criant,
Comme un drapeau multicolore me déployant,
Au-dela des montagnes et des grandes profondeurs,
Penché par-dessus tant de bords,
J'ai fait courir les chevaux de la jeunesse,
Pour ne plus entendre le cor de tristesse.
J'ai couru
Et je n'ai vu
Aucune porte au verrou;
Je me suis déployé de la cheville au cou,
C'est le chagrin qui me reste, de tout.
La revue "Cetatea Moldovei", juin 1943
PRIERE
Comment ne pas aller tristement aux jardins?
Les flancs de mon pere de racines sont pleins,
Dans son coeur, des grains d'herbes ont germé,
Ont poussé fragilement, si vite fanées.
Entre deux crépuscules, je fauche des gerbes.
Le trouverai-je sous une de ces herbes?
Un plus de rosée... Mon Dieu, je Te prie,
Que je voie sur sa bouche le trefle fleuri...
Accomplis, mon Dieu, toutes ces merveilles,
Car il Te remercierais pour des choses pareilles,
Mais sa bouche, il ne peut l'ouvrir,
Ni ses poings, et la hache, il ne peut la tenir.
Buches. Herbes humides. Lys.
Mendiants voisins des empereurs. Fruits
Presque murs. Racines et grains.
Qui n'a pas de parents dans les jardins?
La revue "Cuget moldovenesc", avril-mai 1942
DIEU, JE SUIS SEUL
Dieu, je suis seul. Entends-moi.
Tous les feux se sont éteints.
Les trompettes, la-haut sur les murs
d'argile, résonnent en vain.
Les biches et les chevreaux
ne s'agenouillent plus aux sources du soleil;
pétrifiés, accroupis, acharnés,
sous les monts, les bergers dorment un lourd sommeil.
En T'appelant de Ton ciel, les jeunes hommes
crient et font briller leurs faux,
tant de jeunes hommes et tant d'herbes
éclairerent Tes champs comme des joyaux
et ont vu a travers les pluies
l'éclat de Tes pieds d'argent.
Ces jeunes hommes et ces herbes pourrissent
et d'autres poussent dans les champs.
Dieu, je suis seul. Entends-moi.
Tous les feux se sont éteints.
Les trompettes, la-haut sur les murs
d'argile, résonnent en vain.
Quelquefois, on entend les moulins
qui travaillent sous les pierres et les cimes,
sous les gigantesques tours, on entend
des buccins résonnant en abîme.
Vers l'horizon de chanvre violet,
mes freres, mes cousins sont partis.
Que je me couche entre eux, les vieux bergers
patiemment m'attendent depuis.
La revue "Cetatea Moldovei", janvier 1943
LE BLASON
J'en fais aveu: j'ai eu pour unique blason
L'"opinca" du bouvier et son gros bâton.
De l'Art, j'ai fait l'apprentissage
Dans l'amphithéâtre vert de mon village:
J'ai appris ce que c'est que le rythme des mots,
Lorsque, au gué, piétinaient les chevaux;
Les tempetes m'ont enseigné avec leur élan
Comment aller toujours en avant;
Lorsqu'elles se pavanaient, les herbes
M'ont enseigné la délicatesse du verbe,
Le grain de rosée, en reflétant l'Univers,
C'était l'éternité enfermée dans un vers...
Chez moi, on voit encore, au fond de l'étang,
Les chevaux de brume, en m'attendant.
Du volume "Poésies", 1964
LA PLUIE D'ATOMES
Tu penses que le temps tamisera tes prunelles?
L'énergie qui t'anime restera éternelle!
Ne sens-tu pas la force énorme et profonde?
Un atome contient des myriades de mondes.
Lorsque la cloche sonnera les funérailles,
Je serai loin, dans le ciel de corail,
Personne ne verra, en pluie sur les cimes,
Des arbres, les atomes de ma poitrine,
Personne ne saura qu'une étoile nourrie
A brillé plus fort grâce a mon énergie.
Du volume "Poésies", 1964
NOUVELLE LUNE
Nouvelle Lune se montre au-dessus des forets:
C'est la faux de mon pere, dans un chene accrochée.
Le temps l'a couvert, il s'est endormi,
Jusqu'a ce que l'herbe pousse reverdie.
Il s'est couché, il ne répond plus,
Jusqu'a mes aisselles a poussé l'herbe drue!
Reprendre la faux, c'est en vain que j'essaie:
Plus l'herbe pousse, plus la faux va monter!
Je m'efforcerai a tout prix de la prendre:
Que ferai-je si l'herbe jusqu'au cou va s'étendre?
Du volume "Le Cavalier aveugle", 1975
FICHU DE BUCOVINA
Je suis allé jusqu'aux sommets déserts:
C'est la main de qui celle qui tisse l'Univers?
Maintenant, qu'elle travaille de nouveau, je devine:
C'est elle qui tisse un fichu pour les cimes,
C'est elle qui tire le rideau des nuages!
L'homme qui s'en va en grondant, c'est l'orage...
Il pleut: elle prépare son métier a tisser,
Des fils multicolores pour l'étoffe rayée,
Des soies, des fils de la Vierge, lumieres,
Sa navette, a la portée de main, c'est l'éclair!
Longtemps apres, dans le calme des airs,
On voit encore la navette dans l'Univers!
Du volume "La Cavalier aveugle", 1975
L'INCARNATION
Le temps m'a dit: "allons, ne tarde pas,
Je suis une jeune fille, arrete-moi chez toi!
Embrasse-moi de tout ton coeur, c'est embrasser
Les mondes qui du Chaos se sont toujours levés!
Embrasse-moi profondément, c'est parcourir
D'un seul frisson le temps passé et l'avenir.
Tu comprendras pourquoi jaillirent les volcans,
Pourquoi est parti des rochers l'ouragan,
Pourquoi les torrents se meuvent sur mes traces,
Pourquoi les monts se fondent et les gloires s'effacent;
Tu comprendras pourquoi s'est raidie comme la pierre
La reine égyptienne, sur les seins la vipere!
..........................................................................
Versez-moi plus de vin, et encore, car j'attends
Que vienne chez moi une jeune fille ou le temps.
Du volume "Le Cavalier aveugle", 1975
CHANSON EN MARGE DU SOMMEIL
(fragment)
Entends-tu?
En nous les potiers chantent
En pétrissant l’argile,
Nos bouches seront fondues par la chaleur du feu;
Qui brulera demain les vases dans les fours?
Demain l’artisan va cueillir l’or
Au gué des rivieres
Pour l’offrir transformé en anneaux
Aux filles aux yeux de violettes,
Demain les biches de la foret
Vont paître la rose de ta bouche,
Et les agneaux freles paîtront
La violette sauvage de tes yeux.
(1937)
LE BOIS
(fragment de la prose La Foret brulée)
Le bois s’est tout défeuillé et il est gris.
Au pied des arbres, sous la mousse,
sous les feuilles rouges, se cachent les semences
des violettes et des chenes.
Les fleurs sont mortes. Et puis?
Ne penses-tu pas au printemps?
Ce n’est que toi qui prononces des mots tristes
a propos de la mort.
Pense qu’a une époque qui va venir,
de ton jeune bras va pousser un rameau.
(1950-1951)
J’AI VU MA COLOMBE
J’ai vu ma colombe, en son vetement vert,
se promenant dans le jardin du paradis!
Sa ceinture était défaite et ses cheveux lui couvraient
les épaules comme une gerbe de blé!
Je lui ai dit: Quel est ton nom, ma bien-aimée?
Elle m’a répondu: Sache, jeune homme,
que je fais bruler les coeurs des amants...
Comment lui avouer mes tourments?
Je me suis incliné devant elle
et j’ai arrosé de larmes ses chevilles d’or,
mais son coeur était aussi dur que la pierre!
Pense, ma bien-aimée qu’Allah a ordonné a la pierre de
se fendre et que la source s’en écoule!
Si tu étais pierre, ma bien-aimée,
tu aurais pitié de mes souffrances!
Je l’ai vue se levant comme la pleine lune
dans la nuit du Salut!
Ses hanches étaient comme l’ivoire
et sa taille se pliait comme un jeune rameau!
Au fond de ses yeux, il y avait des fleches
qui blessaient tous les coeurs!
La rougeur de ses levres était comme le rubis!
Ses longs cheveux noirs
lui couvraient les épaules!
Prends garde a elle, o passant,
car son coeur est plus dur que le roc...
(Mille et Une Nuits, 1956-1961)
SAKUNTALA
(fragment)
Loin de moi,ma belle et ma bien-aimée,
Pourtant nos yeux voient la meme étoile briller,
Et dans le ciel, la nuit, par un profond mystere
Ils se rencontrent ainsi a des années lumieres...
Des monts Himalaya, vers un sérail lointain,
Sakountala descend suivie d’un morne train....
Une étoile filante? Dans le Gange, plutôt,
La belle Sakountala perd son brillant anneau...
(Poésies, 1964)
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